La Vie en Chansons [Part. 1]

Introduction

La pratique musicale à l’aube du XXème siècle

par Cécile Lensen

Extrait de l’introduction de l’exposition « La vie en chansons« 

Revenons à notre début 1900… A l’époque, la chanson appartient plus que jamais au quotidien des peuples. Pour exemple, on crée plus de 12 000 chansons, par an, en France, l’équivalent de 800 à 1000 albums de nos jours.

Dans les Caf’ Conc’, on chante les impôts et l’augmentation du prix du sucre, on raconte la guerre et les meurtres des faubourgs… Mais surtout on y fredonne des romances et des comédies polissonnes. Tout est prétexte à écrire et à composer : des sentiments au comique, en passant par l’actualité, les affaires diplomatiques et les faits divers sordides.
Ces chansons sont réalisées en guise de réaction immédiate à l’actualité et sont aussitôt vendues sur des feuilles volantes à quelques centimes. Elles n’ont pas d’autres ambitions que d’être chantées pendant quelques jours ou semaines. Pour faire une comparaison des plus anachronique, les chansons sont aussi fugaces et oubliables que les buzz’s qui animent aujourd’hui nos réseaux sociaux.


Affiche d'un Café Concert "La Scala" Les chansons se propagent ainsi sur des feuillets – le disque existe déjà, mais coûteux et fragile, il n’est jamais tiré qu’à quelques centaines d’exemplaires. Chaque soir dans les Caf’ Conc’, dans les Fraternités, dans les cafés, dans les foyers, on n’écoute pas de chansons, … vous l’aurez compris, on les chante !
Comme le fait si bien remarquer Bertrand Dicale dans son ouvrage La fleur au fusil, c’est la réalité culturelle qui nous est la plus étrangère aujourd’hui. Nos aïeux chantent, de la prime enfance à la vieillesse, ils chantent. A l’école, entre adolescents, en famille lors de la réunion dominicale, au régiment, lors des banquets de famille, au travail, dans les ateliers, dans les Salons de la « Haute »… On chante à chaque moment clé de la vie, de la fête rurale en passant par les mariages et les baptêmes. C’est une part essentielle de la sociabilité du début 20ème siècle. Chaque groupe, chaque tranche d’âge, chaque catégorie sociale à ses pratiques et son répertoire.
Les millions de feuilles volantes imprimées chaque année s’entassent dans des carnets précieusement conservés et annotés. Quand les chansons ne sont pas tout simplement recopiées et consignées dans ces mêmes carnets, adaptées, réécrites, à nouveau chantées, à tel point que parfois, l’auteur nous est parfaitement inconnu aujourd’hui. Ces précieux carnets sont ressortis à la faveur des soirées afin d’y trouver quelques amusements ou réconforts.

 
 

Campagnards ou Citadins :

différentes pratiques musicales

 
A la campagne, c’est-à-dire la grande majorité du territoire en Belgique comme en France,  le calendrier des travaux agricoles cadence l’existence et cette vie de labeur est rythmée par la religion, les rites de passage et les fêtes saisonnières à connotation « magique ».
 

Les fêtes saisonnières

Certaines célébrations sont parvenues jusqu’à nous, bien qu’elles aient bien souvent perdus largement leurs justifications économiques et sacrées.
Par exemple, la fête de la Saint-Jean est encore fêtée dans la région, notamment à Berneau. A l’origine, il s’agit d’une ancienne célébration païenne du nom de Beltaine célébrant chaque solstice d’été. On y allumait déjà des feux propitiatoires et purificateurs afin d’avoir toujours fertilité dans les corps, les troupeaux et les moissons. Cette fête, christianisée aux alentours du 6ème siècle, est parvenue jusqu’à nous et reste un beau moment de populaire.
On retrouve le même genre de festivités lors des moments clés de la vie agricole, tels que les foires d’automne où l’on vendait le bétail, les récoltes, les vendanges…
Foire de Liège, XIXème siècleLa « Foire d’octobre » de Liège est aujourd’hui connue comme la plus ancienne fête foraine de Belgique encore en activité – a priori dès le 16ème siècle. De nombreuses festivités étaient organisées autour de la vente aux bestiaux, il s’agissait donc déjà un grand moment de la vie des Liégeois où la musique était partie prenante.
 
 

Le saviez-vous ? En règle générale, les Solstices ont toujours été des moments de célébrations plus ou moins sacrées en Europe, celles-ci étaient si populaires qu’il était impossible de les faire disparaître, elles ont donc été plus ou moins incluses dans le calendrier des fêtes chrétiennes. Yule, le Solstice d’Hiver, le 21 décembre est à présent associé à notre Noël. Samain, le Solstice d’automne, le 1er novembre, est associé à Halloween (qui n’est autre que la contraction de l’anglais All Hallows Eve qui signifie the eve of All Saints’ Day en anglais contemporain et peut se traduire comme « la veillée de la Toussaint ») et la Toussaint.

 

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Les rites de passage

Au-delà de ces célébrations agricoles, la musique joue un rôle fondamental dans tous les autres moments essentiels de la vie sociale. L’utilisation des Harmonies et des instruments semblent signaler par leur simple présence qu’il s’agit d’un moment important de la vie d’une société. La communauté se regroupe autour des Ménestriers qui animent l’assistance au son des airs à danser traditionnels et entrainants.
La musique résonne, elle devient le « lieu » de rencontres et de partages, celui de la culture locale et des patois, mais également de nouvelles pratiques, chansons d’autres régions, colportées par les musiciens itinérants parcourant des distances énormes. C’est ainsi que les chansons à la mode dans les capitales, Paris ou Bruxelles, parviennent dans les campagnes…

 Le saviez-vous ?  Ces ménestriers, itinérants, voyageant bien souvent seuls ou en petits groupes, étaient alors un maillon essentiel de la culture de colportage. Ils faisaient circuler airs et chansons d’un village à l’autre, ils portaient les nouvelles. Le colportage a quasi totalement disparu en Occident mais persiste dans les pays en voie de développement. Une grande part de la culture orale disparaitra avec les ménestriers, car la transmission de ce savoir se fait de maître à apprenti. De génération en génération. Point d’académies ou de conservatoires pour cette musique des chemins. Le curieux qui souhaite apprendre le fait donc d’abord en observant le ménestrier de passage. Il s’agit d’un apprentissage de routine, réalisé de manière autonome qui se personnalise au fur à mesure de la pratique.

 
Musiciens itinérants
Ce n’est pas que la présence de la musique qui rend ces jours précieux, il faut le comprendre. Lors de ces jours de fêtes et des jours qui les précédaient, nos aïeux procédaient à de nombreux préparatifs et  petits rituels qui pourraient nous sembler anodins aujourd’hui, tels que… le fait de prendre un bain.
Les gens se faisaient beaux et propres, on sortait la baignoire où l’on y versait de l’eau chauffée sur le poêle à bois, des serviettes entouraient le bord de la baignoire de métal afin que l’on ne se brûle pas – car rappelons le, dans ces année-là, le fait d’avoir l’eau courante est un luxe souvent réservé aux bourgeois dans les centres urbains, toute la famille était alors lavée, du plus petit au plus grand. Ensuite, chacun mettait ses biens nommés habits du dimanche – à une époque où l’on avait généralement qu’un change. Le jour précédant la fête, les femmes avaient bien souvent ouvert la « belle pièce de la maison », une pièce où se trouvaient les beaux meubles d’une salle à manger sous des housses de coton ainsi que la belle vaisselle à n’utiliser que pour les grandes occasions.  Ces jours là aussi, on servait bien souvent de la viande, si rare dans les menus quotidiens.
Ainsi nos aïeux, en ces jours de fêtes profitaient de tout ce qu’ils ne pouvaient pas s’offrir en temps ordinaires. Ces célébrations enrichissent les répertoires et les font évoluer, elles deviennent les sujets de contes et de chansons pour les veillées d’hiver consacrées aux menus travaux.
Le photographe passe pour immortaliser l’instant. Dans ces anciennes photographies, vous verrez que le musicien a bien souvent une place à part, une mise à l’honneur justifiée par son rôle valorisant de celui qui par son talent et sa musique peut ouvrir la porte de l’évasion, forcer la mise en parenthèse de la mort et créer des moments fugace de joie et de vie.
Du berceau à la tombe, la musique accompagne la vie et ses étapes, messes, fêtes, baptêmes, fiançailles, mariages auxquels s’ajoutent des cortèges et des danses. Mais aussi les enterrements et leurs cantiques. Dans toutes ces occasions même les plus sombres, la musique trouve sa place et permet d’oublier le quotidien souvent précaire.

Le saviez-vous ? Depuis les débuts de la photographie, il existe une règle tacite entre modèles et preneurs de vue et qui est presque toujours d’actualité aujourd’hui. Certaines places hiérarchisent le groupe représenté. Ainsi, dans la traditionnelle photo de mariage la place du milieu au premier rang revient… aux mariés. Le musicien quant à lui sera en haut, au milieu où sur l’un des côtés. Quand ils sont plusieurs, ils sont soient symétriquement disposés, soit tous regroupés dans un des deux lieux précédemment cités. A noter que le musicien est toujours avec son instrument, évidemment.

Ce type d’instantané de vie est encore à ses débuts, mais avec l’arrivée des premiers appareils « bon marché », une frénésie photographique s’empare des communautés. Ces images, bien souvent muettes, sans annotation, situation ou date sont difficiles à étudier. Documents fragiles, on ne peut que s’imprégner d’elles pour mieux les déchiffrer. Elles sont des petites fenêtres ouvertes, des tranches de vie arrêtées. Leur force et leur charme vient de ce qu’on y accroche des regards, qui pourraient bien être les nôtres ou ceux de nos proches. Dans cette foule anonyme, cette mosaïque d’histoires, on trouve le reflet de l’esprit d’une époque. Il ne faut cependant pas oublier, que comme maintenant à l’heure d’une toute nouvelle frénésie photographique motivée par les réseaux sociaux de type Instagram, on ne donne bien souvent dans une photographie qu’une histoire personnelle à un instant précis : celui où l’objectif photographique s’est ouvert.

Photo de groupe, début XXème siècle

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